Politique

La crise des organisations internationales

Chronique sociale de France n°2-3 1953

 

Crise des organisations internationales ? Mais d'abord crise internationale – tout court – et nous ne comprendrons l'une si nous n'analysons l'autre, au moins succinctement.

Et, une fois de plus, nous retrouverons, comme à la racine de notre temps, l'invention de la vitesse. Seule fut aussi riche de conséquences historiques l'invention de l'imprimerie – une invention de la vitesse, elle aussi, mais dans l'échange des idées – dont sortirent la Renaissance et la Réforme et leur ultime aboutissement, la Révolution Française : bref, ce que nos manuels appellent les Temps Modernes. La vitesse a rétrécit le monde, elle en a déplacé les routes stratégiques, elle a achevé d'en faire ce « monde fini » dont, voici vingt ans, parlait déjà Valéry. Trois effets distincts. Ils concourent tous trois néanmoins au même résultat : deux pays, et deux seuls, émergent parmi tous les autres. Deux pays, et deux seuls, sont à l'échelle du monde nouveau, surveillent les vraies routes stratégiques, sont assez vides encore pour se coloniser eux-mêmes, puisque dans le monde « fini », tout est désormais approprié. Ces deux pays : l'URSS et les États-Unis. Certes, nous ne négligeons pas le facteur idéologique, bien que, personnellement, il nous paraisse plus le déguisement du conflit que sa cause. Mais c'est un fait : deux pays, et deux seuls, sont par l'évolution même du monde portés en même temps à l'apogée de la puissance : comment ne seraient-ils pas rivaux, et, si rien n'y remédie, hostiles ?

Premier drame du monde : le conflit des « deux plus grands ». Pourtant, la vitesse n'a pas eu que cet effet. Elle a comme précipité les uns contre les autres les pays d'âge économique différent. Une moitié de l'humanité ne dispose que d'un niveau de vie cinq fois inférieur à celui de l'autre moitié. Encore la disparité est-elle plus spectaculaire : ces pays sous-évolués sont pays de féodalisme et d'oligarchie ; leurs masses sont des masses sous-prolétariennes non à la puissance cinq mais plutôt à la puissance dix. Certes, voilà des millénaires que l'humanité asiatique meure de faim. Aussi dramatique, pourtant, qu'ait été en soi cette situation, elle n'avait pas sur l'Europe un effet direct. Ils étaient si loin ces pays, et presque inconnus parfois. Désormais, nous sommes à quarante-huit heures de Tokyo, à trente heures de Saïgon (et cette année même à treize heures par les Comètes). Qu'on y réfléchisse bien : le Mékong est plus près de Paris que ne l'était le Rhin en 1870.

Dès lors, ces pays, que par image nous appellerons prolétaires, comment ne se révolteraient-ils pas ?

Et voilà que le monde est enflammé par deux conflits qui s’entremêlent, s'exploitent l'un l'autre, s'expriment parfois l'un par l'autre, mais deux conflits distincts pourtant : aucune organisation internationale ne répondra à son véritable objet, donc ne sortira de sa crise, qu'elle ne résolve, ou du moins tende à résoudre l'un et l'autre.

I Impuissance congénitale de l'ONU

Or, force est de constater que l'organisation internationale actuelle, c'est-à-dire l'Organisation des Nation-Unies, ne tend vraiment à résoudre ni l'un ni l'autre de ces conflits. Bien mieux, en ce qui concerne le plus spectaculaire – le heurt des Grands – elle ne le suppose même pas.

UN DIRECTOIRE DES GRANDS

Tels sont bien, à la fois, la principale cause et le principal aspect de sa crise : l'ONU est un Directoire des cinq plus grandes puissances pour faire régner la paix parmi les plus petites. Que la faille passe entre les « Grands », et c'est le fait aujourd'hui, elle est congénitalement impuissante. On me permettra d'évoquer des souvenirs personnels, de rappeler l'atmosphère de la Conférence de San-Francisco, au printemps 1945, avant même la fin de la guerre. On répétait partout le même slogan : « les Grands se sont entendus pour faire la guerre, ils s'entendront bien pour faire la paix ». Déjà, pourtant, la lutte entre eux était vive. Déjà, le concours des propagandes allait son train. Dans toutes les délégations, sauf à la délégation française (mais si peu influente, alors), on n'en répétait que plus fort ce même slogan. La méthode Coué tenait lieu de politique internationale. Et si quelque observateur se risquait à émettre un doute sur sa vérité, on le regardait du même regard exactement que s'il eût débité des obscénités devant des dames.

Et telle est bien l'ONU : un Directoire des Grands ; une machine à leur permettre de faire la paix, si, du moins, ils y sont décidés. Telle est le secret de la fameuse règle du « veto ». Le mot de veto est impropre, et on se gardait bien de le prononcer alors : on lui eut trouvé une odeur de conflit. Non pas veto, mais rupture d'unanimité, comme le fait très justement remarquer M. P-O Lapie dans un excellent article de l'Encyclopédie Politique31. Par principe même, les conflits entre les Grands ne sont pas du ressort de l'ONU. La preuve en est qu'au départ, on lui a interdit tout ce qui touche aux traités de paix, parce que l'on n'y voyait le germe de difficultés entre les principales Puissances32.

Sur d'autres points, la Charte de Francisco se présente comme instituant un Directoire des Grands, en même temps qu'elle les soustrait à l'autorité des Nations Unies. Ainsi, le Conseil où ils sont tous représentés, et où non seulement ils disposent du veto, mais où seuls ils sont permanents, et (contrairement à ce qui se passait à la SDN) en « forte minorité », prédomine sur l'Assemblée. Il en est un peu la présidence collective - le praesidium – puisqu'il en fixe l'ordre du jour (et c'est la prérogative essentielle de toute présidence). Seul, il peut prendre des mesures de coercition pour le rétablissement de la paix.

L'ONU mériterait d'autant plus ce terme de « Directoire des Grands », qu'elle ne prétend pas faire régner la justice, mais exercer une sorte de police, avec tout ce que ce mot implique d'arbitraire. On comprend, certes, que les alliés aient voulu briser l'espèce de cercle magique qu'avait à la SDN formé la trilogie : Arbitrage, Sécurité, Désarmement. L'ONU n'est pas un juge, elle essaie d'être un préfet. Sans doute espérait-on que les Grands s'entendraient plus facilement pour arrêter l'action belliqueuse de tierces puissances que pour les départager. Mais cette régression sur le Droit International antérieur n'a pas suffi à donner efficacité à l'Organisation des Nations-Unies. Même pour décider ces mesures de police, les Grands ne se sont pas entendus, crainte pour chacun de nuire à sa propagande. Si bien que lorsqu'ont éclaté des conflits mineurs, telle l'affaire du Cachemire, l'ONU a parfois, et comme malgré elle, dit le droit, mais n'a jamais appliqué ses décisions. On mesurera la portée de cet échec, en rappelant que l'Union Indienne, pour ne citer qu'elle, s'est gaussée à dix-neuf reprises des décisions de l'ONU.

Car, lorsqu'un conflit prend – tel le conflit actuel – figure d'une cassure du monde, aucun différend ne lui demeure étranger. Il est immédiatement contaminé. Il s'y agglutine. Pas un heurt partiel que chacune des parties en cause ne soit comme kidnappée par l'un des Grands, et qu'en fin de compte ce heurt ne soit plus qu'un aspect de la cassure du monde. Aussi le postulat initial s'avère-t-il intégralement faux. Parce qu'elles s'opposent entre elles, les grandes Puissances ne peuvent nulle part faire régner la paix, car il n'y a nulle part rupture de paix qu'elles ne soient elles-mêmes mêlées au conflit.

INSUFFISANCES TECHNIQUES

On pourrait énumérer quelques causes secondaires à la crise de l'ONU. Son « parlementarisme » excessif d'abord. Elle l'a hérité de la SDN. Ainsi, à Lake Success comme naguère à Genève, pour ne point décider, on multiplie les commissions. De ces commissions pour une même affaire, on a parfois compté plus de vingt. On peut aussi incriminer, et c'est plus grave, une sorte d'universalisme abstrait. Par une fausse transposition de la démocratie, le Siam se prononce impavidement sur les conflits d'Amérique du Sud, et l'Équateur sur les affaires d'Indonésie. La publicité des débats, elle aussi transposée de la démocratie interne, a largement contribué à envenimer toutes les difficultés. Fait plus grave encore, le Secrétariat de l'ONU n'a pas été à même de jouer le rôle constructif qui a été l'honneur du Secrétariat de la SDN. Non pas que les hommes soient moins compétents. On trouve à l'ONU des fonctionnaires de la plus haute qualité, et en abondance. Mais, là encore, le conflit majeur a multiplié ses conséquences. Le Secrétariat de l'ONU a souffert de politisation.

À vrai dire, l'ONU, sur ce plan, est beaucoup plus décentralisée que l'avait été la SDN. À Genève, se dressait seule, en face de la SDN, l'Organisation Internationale du Travail, et, à Paris, le fantomatique Institut de Coopération Intellectuel. Désormais, les agences spécialisées de l'ONU, déjà créées ou à créer, sont légion, à commencer par l'UNESCO, qu'ont en vain essayé de populariser les devantures de nos libraires : Organisation Mondiale de la Santé, Organisation Internationale du Commerce, Organisation de l'aviation civile Internationale, Organisation des Nations-Unies pour l'Alimentation et l'Agriculture, Fonds International de Secours à l'Enfance, Banque Internationale pour la Reconstruction et le Développement. J'en oublie sûrement, et des principales... On peut dire que la qualité de leurs travaux et leur réussite profonde ont été inverses de leur politisation. L'UNESCO, qui vient de traverser une crise particulière, illustrée par la démission de son Secrétaire Général, M. Torres Bodet, en conséquence de la fluidité même du domaine culturel prêtait spécialement à cette politisation. J'avoue d'ailleurs avoir toujours été un peu sceptique en matière de coopération intellectuelle et, sans doute, suis-je partial. Mais l'UNESCO ne me semble pas avoir eu d'efficacité. Je serai beaucoup plus enthousiaste pour les autres agences, que leur technicité même a, dans l'ensemble, sauvées, et d'autant plus facilement que l'URSS et ses satellites ne participant pas à la plupart d'entre elles, elles n'ont pas été paralysées ou englouties sous l'assaut des propagandes adverses.

Quoi qu'il en soit, une conclusion s'impose : l'ONU n'est pas adaptée au problème de la paix. Tel qu'il se pose, elle ne prétend même pas le résoudre. Mais ce problème ayant absorbé tous les autres conflits mondiaux, elle se trouve radicalement impuissante. Tout au plus joue-t-elle le rôle d'une tribune pour propagandes adverses et de laboratoire où, sous le rayon de ces propagandes, des affaires mineures ont dégénéré en conflit...

II L'ONU et les pays sous-développés

L'Organisation des Nations-Unies a-t-elle résolu l'autre grand conflit du monde, cette espèce de heurt entre puissances nanties et pays faméliques, entre peuples économiquement évolués et peuples sous-évolués ? S'y est-elle même efforcée ?

L'ÉQUIVOQUE ANTICOLONIALISTE

Les auteurs de la Charte de San Francisco ont été à ce point obnubilés par un problème voisin, celui de la colonisation, qu'ils n'ont même pas pressenti la révolte des peuples prolétaires. Ils ont pris la colonisation qui est un effet de cette pauvreté et parfois même un moyen de l'atténuer, voire de l'effacer, pour sa cause. Ils ont institué, au titre XI et au titre XII de la Charte, des mécanismes rudimentaires pour la protection des peuples « dépendants ». Depuis lors, ces mécanismes se sont précisés et alourdis. Mais, à l'origine comme à présent, on a singulièrement limité le champ d'action de l'ONU en prenant comme principal critère de la dépendance la séparation par un bras de mer.

On a rejeté, invoquant l'affaire des Sudètes, l'idée de protéger les minorités. Non, encore une fois, pour intéresser l'ONU, il faut entre les peuples un bras de mer : on a appelé cela « la psychose de l'eau salée ». Ainsi, les États-Unis ont-ils évité tout regard indiscret sur la question noire et l'URSS toute allusion à la disparition de certaines républiques allogènes33.

D'autre part, l'action « anticolonialiste » de l'ONU n'a, même pour les peuples soumis à son régime de tutelle, aucunement atténué le retard économique et politique. Cela tient au fait, très justement souligné par M. Ruyckmans à la Semaine Sociale de Lyon, que l'Organisation des Nations-Unies n'a pas monté son mécanisme en faveur des peuples colonisés, mais contre les puissances colonisatrices. Elle n'a rien tenté d'autre que d'entraver celles-là, fut-ce dans leur action éducative et salvatrice. En pouvait-il être autrement dès lors qu'on négligeait au départ, et délibérément, par cette psychose de l'eau salée que nous venons de dénoncer, les plus graves parmi les situations coloniales ? Les pétitions à l'ONU, l'examen malveillant et d'ailleurs illégal des renseignements fournis en vertu de l'article XI n'ont apporté ni un milliard, ni des éducateurs, ni des techniciens dans les pays sous-développés. Tout au plus a-t-on amené les puissances coloniales à se raidir sur leurs positions.

Certes, les puissances colonisatrices sont loin d'être sans reproche. Le RP Delos le remarquait déjà à la Semaine Sociale de Marseille en 1930 : « Ce qu'il y a de singulièrement troublant, c'est que l'expansion coloniale semble simultanément une œuvre de spoliation, d'injustices brutales ou sournoises – et une œuvre de progrès »34. Néanmoins, l'effort que les puissances ont fourni pour l'équipement et l'élévation du niveau de vie dans les pays de leur mouvance est un fait incontestable, du Plan de Colombo, au Plan Décennal du Congo Belge et au Plan Décennal Français de 1946. De 1949 à 1951, la France, pour ne citer qu'elle, a investi 356 milliards de francs dans ses pays d'Outre-Mer. Par ses dépenses de souveraineté, elle leur permet une exportation occulte égale à la moitié de leurs exportations commerciales. Elle supporte leur déficit en dollars.

FAILLITE DU POINT IV

Sans doute, à l'ONU, parle-t-on beaucoup de l'aide aux pays sous-développés. On mène grand bruit autour du fameux Point IV du Président Truman. Et, dans l'esprit de son promoteur et avec l'ampleur que celui-ci lui voulait donner, le Point IV eût pu largement concourir au relèvement des pays sous-développés. Malheureusement, d'abord amenuisé par le Congrès américain, il fut ensuite émasculé par l'ONU. Ce Point IV n'est plus guère qu'une statistique en trompe-l’œil. Les chiffres sont là : 20 millions de dollars, soit 7 milliards de francs. Encore la moitié de cette somme dérisoire est-elle versée à un compte bloqué. 3 milliards ½ pour venir en aide à la moitié du monde ! Mais sur ces 3 milliards ½  sont prélevés les frais de fonctionnement, une série de cotisations, et les frais de publicité – dont l'ampleur est visible. C'est bien beau si, en fin de compte, le Point IV permet d'envoyer une assistante sociale au Yémen !

Ainsi, l'ONU a-t-elle failli à sa seconde tâche en faveur de la paix mondiale ; ainsi n'a-t-elle pas apaisé davantage que le premier le second des grands conflits du monde, la disparité économique entre peuples désormais voisins.

III Les regroupements régionaux

Telle est bien, à sa racine, la crise de l'organisation internationale. Ne tombons pas dans le pessimisme, pourtant. En quelque sorte spontanément, devant la carence de l'ONU le monde tend quand même à s'organiser. Et, sans doute, sera-ce encore un effet de la vitesse : la vie internationale prend un tel développement qu'elle impose une organisation, quelle que soit la carence des institutions existantes. L'ONU impuissante à résoudre tout conflit et à assurer la sécurité, les peuples se sont tournés vers la création d'autres institutions, mieux adaptées. Et ceci à chaque échec de l'ONU sur les questions militaires (bases, armes atomiques). En face de ces deux plus Grands dont la rivalité mène notre civilisation à la ruine, même les plus inféodés à l'un de ces camps  ont été pris de la nostalgie d'une espèce de « Troisième Force » internationale qui arbitrerait la paix. L'idée régionale était « dans l'air ». Elle avait inspiré la plupart des plans de réforme de la SDN. Elle s'inspirait du précédent panaméricain, voire de la Petite Entente ou de l'Union Balkanique. Voilà les sources d'une sorte de régionalisme international qui, prenant prétexte de l'article 51 de la Charte de San Francisco beaucoup plus qu'il n'en découle, tend à créer un certain type d'organisation.

LES ENTENTES REGIONALES

On pourrait faire entrer dans ce cadre le Bloc Oriental. Il ne se présente pas comme tel, mais il a pour ciment un agrégat de pactes calqués les uns sur les autres qui, s'intitulant tous plus ou moins « traités d'amitié, de coopération et d'assistance mutuelle », relient dans un véritable réseau institutionnel les satellites de l'URSS à cette Puissance et, à travers elle et à travers elle seulement, à la Chine. Ainsi, l'un des débris du monde a-t-il constitué pour lui-même sa propre organisation.

Toutefois, dans l'autre moitié du monde, ce régionalisme prend forme d'une façon plus empirique, plus spontanée, beaucoup plus complexe aussi. Certaines de ces ententes régionales ont eu un caractère essentiellement militaire, et, en quelque sorte, font pendant à ce réseau de Pactes tissés par l'URSS depuis 1945. Telles les organisations nées du traité de Dunkerque, le 4 mars 1947, du Pacte de Bruxelles, le 17 mars 1948, du Pacte de l'Atlantique, le 2 avril 1949. Ces mécanismes de sécurité sont plus proches de l'alliance que de l'organisation internationale. Tout au contraire, c'est bien la forme d'une organisation que prennent les institutions européennes.

L'édifice européen est fort disparate. Il comporte pour le moment deux institutions. L'une, le Conseil de l'Europe, sorte d'embryon, si on peut ainsi parler, « consultatif » d'un Parlement européen, tend à lier assez vaguement treize puissances européennes, dont la Grande-Bretagne. L'autre, la Communauté européenne du Charbon et de l'Acier, s'efforce d'organiser entre la France, l'Allemagne, l'Italie et le Bénélux, la production et la distribution du charbon et de l'acier. En préparation, la Communauté européenne de Défense, qui déchaîne actuellement des tempêtes politiques, a pour objet d'associer dans une armée commune les six puissances qu'unit déjà, sur le plan économique, la Communauté du Charbon et de l'Acier. Enfin, une Constitution européenne est en discussion, qui établirait une autorité politique européenne au-dessus des six pour toutes les matières relevant de la Communauté Charbon-Acier et de la Communauté de Défense35. Disparate, cet édifice n'en constitue pas moins une véritable organisation régionale. Comme tel, son but est double. Il tend à résoudre entre gens qui y sont intéressés les problèmes locaux, en premier lieu le problème allemand, et subsidiairement divers problèmes économiques et sociaux – tel les excédents de population. Mais, en même temps, il essaie de conférer aux pays qui y seraient associés une force effective vis-à-vis du reste du monde, aussi bien au point de vue économique que militaire.

La Ligue Arabe est antérieure aux efforts pour une Union européenne. Elle a été suscitée par M. Eden au cours de la guerre. Elle fut, à son origine, un moyen envisagé par une Angleterre résignée à la perte des Indes pour se constituer un Empire de remplacement grâce à une sorte d'immense Dominion islamique allant de la Lybie (et pourquoi pas l'Atlantique ?) au golfe Persique et même au-delà. Son Pacte constitutif ne date pourtant que du 17 mars 1945. Mais comme on a pu l'écrire « Le lien qu'elle établit entre ses adhérents est plus intellectuel et sentimental qu'efficacement politique. Le Conseil de la Ligue ne dispose, en effet, que d'un pouvoir de suggestion et de recommandation : il ne décide rien ». Certes, toute l'histoire de la Ligue Arabe témoigne de son incapacité. Néanmoins, elle n'en représente pas moins le début d'une institution et, malgré ses divisions internes, son dynamisme lui assure un avenir dont on aurait tort de douter36.

Citons encore la Conférence des Indes Occidentales, la Conférence des Mers du Sud, la Conférence pour la Reconstruction du Sud-Est asiatique et la Conférence Consultative du Sud-Est asiatique. Tous groupements à objectif limité, à rôle uniquement économique et social (pour le moment), mais qui pourrait servir de point de départ à un régionalisme plus poussé.

Ce régionalisme international dont nous venons de citer quelques exemples rencontre une extraordinaire faveur. Il se propage avec rapidité. Aussi bien, partout ailleurs qu'en Europe a-t-il bénéficié de l'appui d'une grande Puissance : l'Angleterre. Qu'on se réfère, par exemple, aux déclarations du Vicomte Cambronne, alors Secrétaire d'État pour les Dominions, le 27 janvier 1944, ou à certaines indiscrétions parues dans le New York Times du 2 juin 1945. Ce mouvement qui répond à un besoin, la Grande-Bretagne entend l'orienter à ses fins. En effet un Dominion du Commonwealth se trouvera presque toujours en mesure de prendre le leadership de chacune de ces ententes régionales en préparation. Le Commonwealth deviendra ainsi une sorte de Confédération de Fédérations régionales sur l'ensemble desquelles en fin de compte trônera Albion. En même temps, dans ces ensembles régionaux, les Dominions non britanniques se trouveront intimement liés aux Dominions « british ». On comprend que l'Angleterre soit plus tentée par ce rôle mondial d'arbitrage que par une participation européenne.

Ainsi, en tout dernier lieu, des agents anglais influents poussent-ils à la formation d'États-Unis d'Afrique. Une immense partie politique se joue dans le continent noir (partie politique dont le Congrès des Indépendants d'Outre-Mer à Bobodioulasso a laissé percer les échos) entre partisans d'une association avec l'Europe, par le truchement des métropoles, et sectateurs d'une immense Fédération africaine. Ne nous le dissimulons pas. Ces mots d'États-Unis d'Afrique, par je ne sais quelle aura imprécise de puissance, par leur vide juridique même, ont de quoi séduire les profondeurs mystiques de l'âme africaine – d'une âme africaine dont l'excès mystique est le plus grand obstacle sur les voies du véritable affranchissement politique. Seulement, pour l'Angleterre, des États-Unis d'Afrique seraient le moyen de transformer en victoire la défaite politique qui l'a exclue de Gold Coast – qui l'en a exclue beaucoup plus qu'elle n'avait d'abord cru, les « liens du cacao » n'ayant pas la solidité qu'elle imaginait.

L'HYPOTHEQUE NATIONALISTE

Un regroupement régional du monde s'effectue donc, en contre-partie de l'immense déception causée par l'ONU. Si une Organisation internationale subit une crise (et le mot n'est peut-être pas assez fort), du moins une autre organisation s'y substitue-t-elle spontanément. Le monde ne se résigne pas au désordre. Il aspire à une paix constructive.

Malheureusement, avant même leur naissance, sur le chemin même de leur création, ces nouvelles institutions régionales subissent une crise, du moins celles qui ont atteint à un minimum de structure : l'Union Européenne et la Ligue Arabe. Et l'une comme l'autre se heurtent à un phénomène curieusement anachronique dans un monde en pleine interpénétration : le nationalisme.

Encore le nationalisme des participants à la Ligue Arabe s'explique-t-il, au moins partiellement. Certes il est, pour une part, comme tout nationalisme réflexe égoïste. C'est si vrai que, dans chaque État membre, il reste le fait des partis nantis, des partis au pouvoir, les oppositions, tant qu'elles sont confinées à leur rôle, demeurant au contraire fusionnistes. Mais le phénomène des nationalismes orientaux est plus complexe. Il est révolte contre le sous-développement économique générateur d'une situation coloniale, fût-ce sous une façade d'indépendance. Simple mouvement de xénophobie anti-occidentale à l'origine, cette révolte. Mais, à force de se dire nationale, elle finit par le devenir et à jouer contre toute organisation supranationale, fût-elle même, dans son essence, anti-occidentale. Ainsi s'expliquent, pour une part, les crises successives – à un  rythme qui touche à la permanence – de la Ligue Arabe.

Les nationalismes qui se dressent contre l'Union Européenne, au point qu'on puisse parler de sa crise avant même qu'elle soit vraiment dotée d'institutions, n'ont pas la même excuse. Ils sont simple reviviscence et incompréhension de notre temps. On brandit comme une massue le dogme de la souveraineté des États, qu'on croyait reléguée au magasin des accessoires. Il ne s'agit pas ici de prendre parti sur les dispositions techniques de la Communauté européenne de Défense. Il ne s'agit pas de déterminer les étapes de l'intégration européenne, ni de négliger les précautions à prendre. Mais nous nous étonnons que dans le pays qui, voici sept ans, acceptait à peu près unanimement (le point n'était même pas débattu) que la Constitution reconnaisse la légitimité d'abandons de souveraineté, cette même souveraineté, fût-elle baptisée bizarrement « identité nationale » soit invoquée comme un argument massue. Ce réflexe nationaliste n'a pas contaminé que la droite, mais des formations de gauche et d'extrême-gauche aussi. Cela s'explique par les circonstances d'une lutte de quatre ans, par l'exploitation communiste des susceptibilités nationales, hélas ! aussi par le retour aux routines de l'entre deux guerres. - Le symptôme n'en est pas moins inquiétant.

Qui l'emportera – encore une fois, au-delà de l'aspect transitoire des institutions et des subtilités techniques sur la Communauté Européenne de Défense – de la nécessaire adaptation au rythme du monde, ou de la réaction ? De la réaction au sens propre du terme : par les trous du manteau nationaliste, on voit percer la chair de bien des intérêts particuliers – dans notre vieux pays de privilèges et de prébendes.

IV Communautés d'origine coloniale

Nous avons vu l'organisation internationale proprement dite, l'ONU, nous avons étudié succinctement la crise de ces regroupements régionaux qui, spontanément, tentent de la « doubler ». Nous aurions encore à examiner une troisième série d'organisations internationales : les communautés de peuples qui se sont substituées  aux anciens Empires coloniaux. Toutefois, nous n'en dirons qu'un mot, car ces Communautés ne participent guère, de par leur nature même, à la crise des organisations internationales.

Si nous exceptons le Portugal, qui forme avec ses régions d'Outre-Mer un État unitaire, au surplus extrêmement solide et cimenté par le double lien du Catholicisme et d'un métissage général, nous trouvons essentiellement le Commonwealth et l'Union Française. Ces deux communautés ont la même origine : le désir des métropoles de substituer des liens d'association aux anciens liens de subordination qui les unissaient à leurs pays d'Outre-Mer. Ainsi, un certain nombre de peuples, géographiquement disséminés, se trouvent-ils associés non pas simplement par une alliance, mais dans des structures institutionnelles. Il s'agit là désormais vraiment, de deux organisations internationales, de deux confédérations.

Par leur nature même, ces communautés paraissent échapper à la crise internationale. Le plus grave problème pour elle sera de s'adapter aux regroupements régionaux. Il existe une certaine contradiction entre leur caractère universel et dispersé et le caractère géographiquement circonscrit des ententes régionales. Nous avons vu que, pourtant, la Grande-Bretagne trouvait ces regroupements non seulement compatibles avec le Commonwealth, mais de nature à en assurer le rayonnement et l'influence. L'Union Française – association des trois États d'Indochine et de la République (et rien d'autre) – peut s'accommoder elle aussi de ces regroupements. Au contraire, ceux-ci posent un très grave problème pour la République Française elle-même qui devra appartenir toute entière à chacune des ententes régionales auxquelles un de ses territoires se trouvera géographiquement intéressé.

D'autre part, nous avons eu l'occasion de montrer que le seul véritable effort pour réduire les disparités économiques s'effectue dans le cadre de ces communautés.

*

**

Crise des organisations internationales, conclurons-nous, après avoir examiné l'ONU, les ententes régionales et les communautés ? Oui mais surtout inadaptation de ces organisations aux problèmes qu'elles devraient résoudre. Et, pourtant, jamais elles n'ont été plus nécessaires. Le rétrécissement même du monde postule des autorités qui dépassent le cadre désormais beaucoup trop étroit des États. Une humanité resserrée sur elle-même marche comme en hâte vers son unité. Elle marche vers son unité, inéluctablement ; qu'ils sont archaïques, vétustes, et, si ce n'était tragique, risibles les nationalismes reviviscents ! Seulement, cette humanité désormais doit choisir. Elle doit choisir entre une unité de misère, vers quoi la mènera brutalement, mais efficacement, la douloureuse osmose des guerres, et l'unité dans l'ordre qu'elle obtiendra en instituant des autorités supra-nationales. L'imprimerie a enfanté les Temps Modernes. Qu'engendrera l'invention de la vitesse ? L'ordre de nouveaux Temps Modernes ou bien alors des Temps Barbares ? Encore une fois, l'humanité doit choisir et la crise des organisations internationales exprime pathétiquement qu'elle hésite.

 

 

Mouvement Républicain Populaire

Journées nationales d'études des questions d'Outre-Mer


31 P-O Lapie, Les rapports de force et la sécurité collective, dans le volume III de l'Encyclopédie Politique de la France et du Monde, Édition de l'Union française.

32 La dévolution des colonies italiennes ne lui a été confiée que beaucoup plus tard, et en désespoir de cause.

33 Les États-Unis obéissaient peut-être encore plus à cette espèce de réflexe par quoi ils considèrent tout lien entre une métropole et ceux qui l'ont quittée pour un autre continent comme attentatoire à leur structure et presque à leur essence de nation immigrée.

34 JT Delos, L'expansion coloniale est-elle légitime ?... Semaine Sociale de Marseille, 1930, p. 8.

35 Rappelons en passant le projet de Communauté agricole ou pool vert.

36 Nous nous permettons de renvoyer le lecteur à notre étude « Sous le signe de l'Islam, le Moyen-Orient fera-t-il son unité ? », Monde Nouveau, 8e année, n°55.